vendredi 5 décembre 2008

Délivrance

Est-ce qu'elle avait déjà eu le choix. Déjà elle était née avec une fente. Si ça, c'est pas une belle connerie !! Elle aurait bien fait marche arrière, mais c'était pas autorisé ! Après c'était juste une histoire de marge de manoeuvre. ça dépend où tu es née pour commencer. Et elle, dans le genre je nais au pire endroit, elle se posait là. La marge de manoeuvre, c'est ta possibilité d'agir sur ta vie. En Inde, ils essaient même pas. T'as un bon ou un mauvais karma. Point final. Chanceux ou poissard et si t'es poissard, t'as qu' à prendre ton mal de vie en patience jusqu'à ce que s'arrête. Mais leur intelligence à eux, c'est qu'il n'essaient pas de lutter. Parce que quand t'as un destin de merde et qu'en plus t'essaie de lutter, tu souffres deux fois plus.

Elle avait toujours le couteau à la main.

ça lui rappelait son père le peu de fois qu'elle l'avait vu sous le soleil, quand il était pas en taule. Elle devait avoir 5 ou 6 ans. Il coupait le bois avec une hache pour le voisin, un gentil châtelain qui l'avait embauché par charité chrétienne pour de menus travaux. Une masse son père. Une masse sombre qui faisait peur. D'ailleurs quand ça volait, ça volait. Des baffes comme des oiseaux noirs. Un jour il lui avait donné une poupée qu'il avait fabriqué avec des draps et des journaux dans sa cellule. Une éclaircie de tendresse dans un océan de gris. Elle avait pas essayé de croire qu'elle pouvait prendre ça pour de l'argent comptant. D'ailleurs ça faisait longtemps que la tendresse ça faisait plus partie de son vocabulaire.

ça poissait drôlement dis-donc. Elle aimait bien la couleur que ça faisait. Après, ça ferait une autre couleur plus sombre quand ça sècherait mais là c'était velours rouge, pourpre, un peu bordeaux, comme la couleur d'un bon vin de garde.

Elle en avait bu une fois un grand vin. Robert lui avait dit en lui plaquant sa grosse main entre les cuisses : c'est du fameux çui-là ! S'agirait pas de m'le boire trop cul-sec ! Déjà que c'était la première fois qu'elle allait au restaurant ! Elle l'avait lapé comme un petit chat, du plaisir plein les yeux, plein le palais, plein le coeur et plein entre les cuisses. A se rappeler, elle avait sans doute jamais eu autant de plaisir dans toute sa vie d'ailleurs. C'était drôlement con qu'y soit parti Robert, parce qu'y aurait eu moyen, oh pas d'être heureuse, ça aussi, c'était un mot rayé de son vocabulaire, mais p'têt d'avoir une vie un peu douce. T'es trop jeune la puce qu'il lui avait dit, regarde-toi, t'as 15 ans et moi je veux pas faire de la taule à cause de toi. Ils se voyaient dans la gare désaffectée quand elle sortait des cours. Robert, il la protégeait entre ses grandes pattes de géant. Elle se sentait une petite chose fragile et précieuse. Il lui déposait des baisers sur les paupières et disait : "ma vilaine", "c'est ma vilaine ça !" Et puis il était un peu vicieux. Elle aimait ça.

C'était bizarre un corps qui se vidait de son sang. ça coulait tout doux. Comme un petit ruisseau . Et le corps était devenu complètement inoffensif maintenant. Sa maman. Ben elle avait plus de maman maintenant. Ou plutôt une maman morte. C'était mieux une maman morte qu'une maman vivante. Enfin pour elle. Parce qu'elle savait ce que c'était une jolie maman qui sent bon avec des grands sourires et des gestes tout tendres, tout doux. Elle en voyait dans la rue quand elle était petite et encore maintenant. Mais elle avait très vite compris que ce serait jamais pour elle. C'est comme d'être pauvre, tu l'intègres, t'as pas le choix.
Elle aurait bien aimé qu'existent des putes de la tendresse. Tu vas en voir une. Tu paies et tu lui demandes si elle veut bien te bercer dans ses bras comme si elle était ta maman. Elle y aurait été souvent.

Elle était beaucoup moins laide morte que vivante sa maman. Là, elle avait l'air très calme.
Elle sourit parce que ça faisait du bien de savoir qu'elle ne la taperait plus jamais. C'était pas la douleur non, ça, même la clavicule cassée, la lèvre fendue ou les bleus partout, elle s'en fichait bien. La douleur, elle la sentait plus vraiment depuis longtemps. Non, c'était plus la peur, de pas savoir quand ça allait tomber, comment, de plus savoir quoi dire, quoi faire, comment se comporter. Là, même en prison, elle serait libre pour la première fois de sa vie.
Elle se demanda où elle devait poser le couteau. Si elle devait laver un peu avant l'arrivée de la police. Elle décida que non, elle ne changerait rien. Sinon, ils seraient un peu déçus. Si tout était bien rangé. Ils avaient des habitudes. Et puis c'était vraiment joli cette mare sur le carrelage blanc. Et elle garderait le couteau à la main comme dans les films.
Elle sourit en pensant au procès qu'elle allait avoir. Elle adorait les procès dans les films. Peut-être même que son avocat serait beau.

Aucun commentaire: