lundi 10 novembre 2008

La Vérité

Paul mangeait des grenouilles et des papillons.
Il était grand comme un toboggan et fort comme une pelleteuse.
Paul mangeait des grenouilles.
Paul cherchait au fond des bois la Vérité.
Mais elle lui glissait entre les mains comme les grenouilles quand il les chassait.
Il avait un grand chapeau jaune à large bords et des bottes de la même couleur.
Il y avait toujours un sourire sur son visage et des idées dans sa tête.
Il chantait à tue tête et les voisins disaient : « qui c'est qui fait chier comme ça ? »
C'était Paul qui faisait chier !
Paul ne le savait pas. S'il l 'avait su, il aurait arrêté de chanter à tue-tête parce que Paul ne voulait pas faire « chier ».
Paul cherchait la Vérité. C'était Maurice, le tout alcoolisé du bar tabac qui lui avait dit : « tu vois petit, l'important dans la vie c'est de trouver sa vérité ! » Il trouvait que Maurice exagérait de l'appeler mon petit alors qu'il était grand comme un toboggan.
 C'est quoi la Vérité ?
 Cherche petit, cherche, sans te lasser et je te jure que tu la trouveras.
Alors, depuis, Paul cherchait la Vérité. C'était un peu compliqué parce qu'il ne savait pas à quoi elle ressemblait. Il s'était dit dans sa petite tête plein d'idées : quand je rencontrerai quelque chose et que je ne saurai pas ce que c'est, c'est que ce sera la Vérité !
En attendant, il chassait les grenouilles. Il les trouvait surtout au bord de l'étang. Il était devenu très fort pour prendre les grenouilles. Il voyait leur petit museau percer le cresson et hop, d'une main large et vive il les attrapait dans une gerbe de cresson qui éclaboussait un peu sa chemise blanche.
D'ailleurs, sa chemise était toute mouchetée de vert.
Bien sûr il oubliait de temps en temps de chercher la Vérité parce que c'était un peu fatigant de chercher quelque chose qu'on ne connaissait pas.
Ce qu'il aimait le plus chanter c'était Claude François : « Le téléphone pleure » surtout, il faisait très bien la petite fille. Il aimait bien cette chanson. Ça lui donnait un peu envie de pleurer.
Les grenouilles, il les faisait cuire dans la petite clairière à côté de la grande pente en terre. En ce moment, il y avait des primevères partout. Des tapis mauves, jaunes ou blancs. Lui, il préférait les mauves. Parfois, il faisait des bouquets qu'il offrait aux gens du village quand il revenait se coucher le soir chez sa maman. Des fois, on lui répondait : j'ai pas le temps et il ne comprenait pas bien. Comment on pouvait ne pas avoir le temps de prendre un bouquet de fleurs. Mais il y avait beaucoup de choses qu'il ne comprenait pas bien. Alors son sourire s'éteignait comme on éteint la lumière en appuyant sur l'interrupteur. Mais heureusement, après, son sourire se rallumait tout seul et il chantait « Le Lundi au soleil » ou « Alexandrie, Alexandra » en dansant un peu mais pas trop parce qu'il ne savait pas danser comme Claude François à la télé.
Les grenouilles, il les perçait avec un bâton. C'était des tiges de noisetiers qu'il taillait avec le couteau que son papa lui avait offert avant qu'il soit mort. A chaque fois qu'il les taillait, il pensait à son papa. Il lui avait dit : « Avec ça, Paul, tu seras un homme et il ne pourra rien t'arriver. Tu pourras aller au bout du monde, il ne pourra rien t'arriver ! » ça lui avait fait drôlement plaisir à Paul. Il ne savait pas très bien pourquoi, mais ça lui avait fait drôlement plaisir. Il n'avait pas très envie d'aller au bout du monde parce que ça avait l'air d'être loin quand même, mais le simple fait de savoir qu'il pouvait y aller quand il voulait, ça lui suffisait pour être content.
Il mettait deux ou trois grenouilles sur la tige, elles avaient l'air bizarre, les pattes écartées comme ça, ça lui faisait penser aux joueurs de foot empalés sur leurs tiges de fer dans le baby foot du bar tabac. Il aurait bien aimé y jouer mais les autres, ils lui disaient : non, toi t'es nul ! Parfois dans sa tête pleine d'idées, il imaginait qu'il faisait cuire les joueurs de foot à la place de ses grenouilles, avec la peinture bleu et rouge qui se craquelait au-dessus du feu et les joueurs qui se tordaient dans les flammes. Bon, il savait bien qu'il n'étaient pas vivants mais c'était plus marrant de l'imaginer comme ça. Ou alors il imaginait le contraire : les joueurs en fer dans le bar tabac étaient devenus des grenouilles et pour taper dans la balle avec une grenouille toute glissante, amuse-toi, ça leur aurait fait bien les pieds à la bande à Gaëtan. Gaëtan, c'était le chef ! Il n'aurait pas aimé être chef, Paul. Fallait tout le temps faire semblant d'être le plus fort. Ça devait être drôlement fatiguant. A part peut-être pour sentir le goût des lèvres de Camille. C'était l'avantage quand t'étais chef, tu pouvais embrasser Camille. Parce que les Camille elles n'embrassent que les chefs.
Tant pis. Mais Camille, un jour, il lui avait montré comment attraper les grenouilles, et ça, Gaëtan, tout chef qu'il était, il avait jamais su le faire. Elle lui avait dit : « ouah, c'est incroyable comme t'es rapide ! » et il avait senti des picotements entre ses jambes, là où il y a le zizi et du plaisir tout rouge sur ses joues.
Les grenouilles, il fallait faire bien attention à ne pas trop les faire cuire. Le feu, il le faisait dans un cercle de pierres, comme son papa lui avait appris. Il mettait toutes les petites branches sèches en « tipi » et quand ça avait bien pris, il rajoutait quelques branches plus grosses pour faire les braises. Il adorait regarder les flammes, on savait jamais quelles couleurs exactes elles avaient. Ça se mélangeait toujours. Et puis elles étaient insaisissables à toujours danser comme ça ! Un peu comme la Vérité.
Il ne l'avait pas beaucoup cherché ces temps-ci et il s'en voulait un peu. Il ne se trouvait pas très courageux. Il avait bien trouvé une douille d'obus toute rouillée mais il savait ce que c'était une douille même si, au début, comme elle était toute remplie de terre, il ne s'en était pas aperçu toute de suite. Il avait eu une seconde où il avait bien cru L'avoir trouvée.
Un autre jour, il avait trouvé une corne de vache. Ça c'était sacrément rare. C'était la pièce maîtresse de son trésor. Son trésor était caché dans le coffre de la vieille deux-chevaux qui pourrissait dans la grange de la ferme à côté de chez lui. Y'avait aussi l'élastique qui avait maintenu les cheveux de Camille. Il l'avait aidé à le chercher en fermant très fort sa main dessus et en n'arrêtant pas de se dire que c'était très mal ce qu'il faisait mais tant pis. Au tout début, il y avait encore son odeur à Camille sur l'élastique et il avait arrêté de chasser les grenouilles, arrêté de chanter, arrêté de sourire. Il ne faisait que respirer Camille, à s'en faire mal au nez.
Quand les grenouilles étaient grillées à point, il les retirait de dessus le feu et il les mangeait.
Il n'avait jamais rien mangé de meilleur que ça. Ça lui faisait un truc sur la langue, dans le palais, le grillé, le tendre, tout ça mélangé, c'était un drôle de plaisir. Et y avait plus qu'à écouter les oiseaux en même temps et tout était bien.
Aujourd'hui, il faisait bien chaud en plus. Il sentait toute l'eau des bois qui remontait. Il était dans un bain de vapeur et d'odeur de bois et il aimait drôlement ça.
Il avait d'abord vu Camille de très loin et puis il l'avait entendue. C'était pas possible de pas faire de bruit dans les bois. Elle arrivait derrière lui et il entendait bien qu'elle marchait comme quand on ne veut pas faire de bruit, « à pas de loup ». Même un loup, il fait du bruit dans un bois. Elle croyait quoi Camille ? Qu'il était sourd ? Il était comme une statue. Elle venait pour les grenouilles. Sûr. Rien que pour les grenouilles. Pour qu'il lui apprenne encore. Fallait pas qu'il imagine autre chose.
 C'est qui ?
Ses mains sur ses yeux, un peu chaudes, avec tous ses doigts fins, c'était aussi bon que de manger des grenouilles.
 Camille
 Tu m'as reconnu ?
Bien sûr qu'il l'avait reconnu. Même s'il l'avait pas vu, il l'aurait reconnu. Sa voix il 'avait dans sa tête autant que celle de Claude François.
Après ils avaient chassé des grenouilles, jusque très tard le soir. Trop tard. D'ailleurs depuis un moment ils ne chassaient plus de grenouilles. Ils étaient sur son « tronc » et ils regardaient les tapis de primevères sans rien dire. Paul avait drôlement chaud. Il aurait fallu rentrer depuis longtemps, il le savait bien. Pourquoi elle restait comme ça, à côté de lui, avec sa robe et ses égratignures de ronces sur les jambes. Il les aurait bien léché pour que ça fasse doux dessus, comme il faisait pour ses bras à lui parfois. Il avait des drôles d'idées dans la tête tout à coup. Il n'aimait pas trop ça. Il pensait : si j'étais un chef comme Gaëtan, peut-être que...mais il ne voulait pas laisser la pensée sortir parce que après ça peut faire mal, il valait mieux aller chercher la Vérité.
Alors, il dit qu'il fallait rentrer, qu'il était tard et il se leva et Camille se leva aussi et elle était juste en face de lui, si près qu'il pouvait sentir comme sur l'élastique. Alors, il lui dit que l'élastique, c'était lui, qu'il lui avait volé et qu'il avait fait semblant de chercher avec elle. Et Camille a eu un grand sourire qui prenait tout son visage. Et son visage, il arrêtait pas de se rapprocher de celui de Paul, tout doucement, comme dans les films. Et il savait ce qu'elle allait faire et tout ce qu'il avait su jusque là, il ne le savait plus tout d'un coup. La couleur des fleurs, le soir qui tombe et même le goût des grenouilles, il ne savait pas si ça existait vraiment. Et les lèvres de Camille se sont posées sur les siennes. Et ça a fait un truc qu'il ne connaissait pas dans sa tête et dans tout son corps.
Et Paul se dit : ça y est, je L'ai trouvée. J'ai trouvé la Vérité.





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