dimanche 16 novembre 2008

Vox Dei

Tout le monde l'aimait. Tout le monde. Tout le monde, ça faisait les 17 personnes qui habitaient le hameau. Elle était heureuse. C'était un truc qu'on comprenait pas nous. Heureuse ! ça n'existait pas chez nous. Fallait l'entendre chanter. Elle se levait et elle chantait. Elle avait les mains dans la terre. Le gris du ciel sur la tête et le froid qui mange les articulations. C'était un tout petit filet dans le silence tout sombre de nos vies enfouies dans les années trop dures. Un air tout doux. Une ritournelle qu'on connaissait tous. Une histoire de prince à la con sur un cheval, et la villageoise qu'est tellement belle et lui il tombe raide comme un idiot alors qu'il la connaît pas. C'est une histoire d'un con ! Après, elle l'envoie chier et elle a bien raison. Il ressemble à rien ce prince. Et elle finit engrossée par un berger. Elle a 9 enfants et la chanson dit qu'elle est contente, parce que le berger est un brave gars. Et le prince se jette d'une falaise par désespoir. Je ne sais pas qui a écrit cette ritournelle, mais dans le genre débile, tu peux pas faire mieux. N'empêche que tous les matins, on l'écoutait cette putain de chanson à la con. Y'avait Yorik, le grand Yorik avec sa barbe noire comme un troupeau d'arraignées. Jamais un sourire. A cogner les arbres autant qu'il cognait sa femme. Quand il entendait la voix d'Anaïn, il était comme désarticulé. Comme si sa voix lui avait cassé le bras tout à coup et il ne souriait pas non, faut pas déconner non plus. Mais sa barbe elle ressemblait plus à des araignées mais à une barbe normale et son air d'assassin, ben, il avait disparu. Oh il revenait après, mais le temps de la chanson, ben PFFUIT plus rien. Et c'était pareil pour tout le monde. Yelena, la toute courbée jusqu'au sol, elle se redressait d'un ou deux centimètres. Pour vous, ça a l'air rien, mais pour elle, putain, c'était une montagne à soulever avec son dos. Les gosses arrêtaient de se battre. Les couples arrêtaient de se disputer. Tout le monde l'écoutait. Sa voix était toute pure, toute transparente comme la source de la Borgnole en haut, au niveau de la crête ; elle emplissait l'air. On la buvait pareil que l'eau de la source sa voix. Elle semblait repousser tout le noir qui s'est accumulé dans la vallée depuis personne ne sait quand. Les parents d'Anaïn, Horg et Maïnea, ils étaient presque désolés ; c'était comme s'ils s'excusaient d'avoir une fille comme ça, qu'il leur ressemblaient aussi peu.
Et puis Yorik il a voulu la toucher. La toucher pour avoir un peu d'elle en lui sans doute. Il l'a touchée avec ses grands bras d'assassin. Et c'était comme si toutes les araignées sur le visage de Yorik étaient venues manger le visage d'Anaïn. Elle a crié très fort. Et puis elle a plus rien dit. Et puis elle a plus chanté. Et puis elle a plus rien dit du tout même...jamais. Et dans ses yeux il y avait la même absence de lueur que dans nos yeux à nous, les 17 habitants du hameau. Et Horg et Maïnea, les parents d'Anaïn, ils étaient presque soulagés.

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